Au bureau les pieds dans l’eau

07.04.2021 - Écrit par Louis Vendel, illustré par Clémence Trossevin

 

Un confinement et une rupture amoureuse l’ont poussée à l’exil, sur le lieu de vacances de son enfance. Dans sa retraite forcée, Lola découvre la douceur de la ruralité. Elle rencontre Gaspard au bar du village, chef de chantier bruxellois, brisé par la mort subite de son grand-frère. Ils tombent amoureux et fondent leur union sur un projet commun : fuir la vie des villes, s’installer près de la mer au milieu des roses trémières. Pourtant Lola ne veut pas lâcher son boulot. Elle veut s'immiscer dans la fissure ouverte par les mesures de distanciation, suivre la voie des « zooms », « télétravailler » les pieds dans l’eau. Mais pour cela, il faut mener la lutte contre l’inertie d’un mastodonte aux rouages rigides : son employeur.

 
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Lola fut tirée de sa concentration par un bruit d’agitation venant de la cuisine. Elle posa son ordinateur sur le canapé et se leva pour aller voir. Elle ne savait pas ce qui s’y tramait mais elle était sûre que ça allait la contrarier. Peut-être même espérait-elle y trouver Arthur en train de faire un truc qui lui donnerait une bonne raison de lui en vouloir. Après deux mois de confinement, chaque action d’Arthur était devenue une chaîne séquencée de gestes qui rendaient sa présence crispante. Sa voix, ses soupirs, ses doigts lourds sur son clavier, étaient comme des bestioles gigotant sous sa peau et il aurait fallu qu’elle arrache ses vêtements, sa chair, qu’elle s’arrache à son propre corps, pour rendre cela moins horripilant. Elle traversa le couloir qui coupe l’appartement, faisant craquer les lattes du plancher avec son pas inquisiteur et féroce. Au bout à gauche, Arthur faisait réchauffer les restes qu’elle avait prévu de terminer pour le déjeuner. Le culot ! Une engueulade effusive éclata dans leur cuisine parisienne d’un mètre sur deux, bardée d’un plan de travail qui empiète sur le carrelage et empêche deux personnes de se tenir vraiment en face l’une de l’autre. Lola lui arracha l’assiette des mains, la jeta à la poubelle et avec elle deux ans de relation amoureuse. Elle finit par virer Arthur de chez elle. Il ne partait pas pour lui donner de l’air mais pour ne plus jamais revenir. Sauf pour récupérer ses affaires, un jour.

C’est le début d’un épisode dépressif. Lola est une petite brune avec un joli nez retroussé. Elle a un sourire rieur mais ses yeux écarquillés sont toujours en alerte, fixant les choses avec sérieux. Deux billes noires qui donnent à voir son esprit éveillé. Ils dévient légèrement de leur axe derrière ses lunettes de vue. Ce discret strabisme, pas évident à déceler, rend son regard mystérieux. Elle mène généralement la conversation, parle d’elle sans gêne mais n’oublie pas de s’enquérir de l’état de forme des autres. Son naturel est à la fois rassurant et troublant. Elle sait accueillir et mettre à l’aise malgré une décontraction parfois intimidante. Son assurance ne masque pas pour autant les soubresauts de son âme. Un œil attentif peut deviner une vulnérabilité. Il n’y a pas si longtemps, la mort de ses grands-parents l’avait plongée dans une profonde torpeur. Sans boulot après des études de théâtre qui n’ont pas vraiment marché et un BTS en communication arraché tardivement, histoire d’être plus employable, Lola errait du canapé à la cuisine et de la cuisine au canapé.

Près de trois ans plus tard, la revoilà engluée dans une mélancolie trouble. On ne sait pas vraiment si cette dispute est l’élément déclencheur ou alors le point d’orgue d’une lente montée en pression au fil du confinement. Quoi qu’il en soit, elle ne sera pas suivie d’une longue asthénie en pyjama. Il faut au contraire bouger, vite et loin. On est le 9 mai et le confinement est censé être levé le 11. Mais Lola ne peut pas attendre. Pas une nuit de plus dans cet appartement - pourtant loin d’être exigu ou inconfortable, elle le sait. Elle passe un coup de fil à sa boss, une femme à qui elle confierait sa propre vie. Pas de stratégie ni de calcul, seulement l’indispensable transparence d’un être qui se sent plonger. Lola demande l’autorisation de quitter Paris pour quelques temps. Bientôt, on pourra à nouveau circuler avec moins de contraintes, peut-être aller au bureau, mais il est impensable d’y retourner maintenant. Et une ou deux semaines de grand air ne résoudront pas le problème. Il faut fuir Paris le temps d’une vraie convalescence. Sa patronne l’autorise à partir et à travailler à distance jusqu’au mois de juillet. La moitié du pays crève de ne pouvoir se déplacer sans dérogation, rêve de retourner à sa place dans l’open space, de retrouver les collègues, le contact humain - même celui des transports lui a manqué. Lola, elle, privilégie l’exil. Sa destination : l’Île de Ré, commune de Loix, où sa grand-mère maternelle a acheté, après la guerre, une maison, maintenant propriété des enfants et des petits-enfants. Lola prend le temps d’imaginer une version imparable pour contrer un éventuel interrogatoire policier. Sur place, tout est prêt à l’accueillir : la maison de la grand-mère, la box Internet, son meilleur ami Loris pour venir la chercher à l’embranchement de La Couarde-sur-Mer. Lola claque la porte de l’appartement pour se rendre à la gare Montparnasse. Elle a fourré les fringues d’Arthur dans un sac qu’elle a balancé à la cave.

Motif familial impérieux

 

Devant la gare de La Rochelle, une patrouille de police à pied. Lola soupèse ses chances et décide d’aller d’elle-même à leur rencontre avec sa carte d’identité et son attestation. Elle se rend à l’Île de Ré pour un motif familial impérieux : sa mère a fait une vilaine chute, comme le prouvent ce bleu au bras sur cette photo et ce mail écrit par sa mère elle-même. La photo lui a été envoyée par une copine et le mail est tiré de l’imagination de sa conciliante maman, mais le policier ne s’en aperçoit pas, ou alors il fait mine de ne pas le remarquer. « Oui, c’est ça, d’accord, allez... », coupe-t-il, manifestement lassé après une minute d’écoute polie. Son geste du bras l’autorise à circuler. Là, coup de fil de Loris qui a assisté à la scène de loin : il lui a fait la surprise de venir la chercher directement à la gare. Lola monte dans la voiture. Hagarde. Il est difficile de puiser la concentration nécessaire pour trouver une réponse appropriée aux questions de Loris qui, quoique tout à fait superficielles, paraissent à cet instant indéchiffrables. Plus éprouvant encore de simuler un air enjoué. Passé le péage, sur le pont surplombant le port industriel de La Rochelle et les plages du premier village de l’île, Lola craque. Elle s’effondre sans pudeur et sans imposture, sans peur de plomber l’ambiance ou de paraître ingrate envers Loris qui vient de se taper une heure de bagnole pour venir la chercher. Son accablement coule sans filtre dans l’habitacle.

 

L’île dans l’île

 
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Lola a pleuré pendant vingt-quatre heures. C’est rare, les vrais pleurs de soulagement. Elle avait oublié qu’une autre vie, moins subie, était possible. Arrivée à Loix, elle eut l'impression d’être à nouveau à sa place et elle redécouvrit qu’elle pouvait se sentir bien. Loix est un village que ses sept cent cinquante habitants permanents aiment appeler « une île dans l’île ». Il est moins accessible que les autres car il ne se trouve pas sur la départementale qui traverse ses trente kilomètres d’est en ouest, mais au bout d’une bifurcation à quatre-vingt-dix degrés, plein nord, sur une excroissance de terre striée de marais salants. Cette situation géographique en fait un endroit à part sur l'île. Ce n’est pas l’un des villages par lesquels on passe en allant faire ses courses à Saint-Martin-de-Ré, la capitale. C’est un village où l’on se rend exprès. Pour se promener sur les pistes cyclables qui serpentent à travers les étendues d’eau, pique-niquer sur le vieux port, ou assister à la course annuelle d’escargots qui attire même les chaînes de télé nationales. Au « cagouillodrome », le nom de l’arène où a lieu la course, on peut voir le maire animer les festivités, un monsieur immense et si rassurant qu'il donne à tous ceux qu'il rencontre l'impression de le connaître depuis toujours. Il n’y a pas que son physique qui en impose, sa prestance et sa verve aussi, et ça entraîne les compétiteurs. Alors ils agitent de la laitue pour stimuler leur poulain, saupoudrent la piste de farine, hurlent leurs encouragements - les escargots sont sourds, mais ils ne le savent probablement pas. C’est un joli symbole, certes un peu attendu, pour une ville qui porte le label « Cittaslow », un mélange d’anglais et d’italien qui signifie « ville lente ». Il atteste qu’à Loix on ne se presse pas. On prend le temps d’être ensemble, de partager et de bien manger. « De toute façon, avec Cittaslow, y a toujours de la bouffe », souffle souvent le maire, dont Lola connaît bien le fils. 

Le village a rejoint la dizaine de Cittaslow françaises en 2013. Les élus de Loix cherchaient quelque chose pour représenter l’état d’esprit du coin. Son côté bon vivant, solidaire, mais aussi social et écolo. Sur cette île réputée nantie ce n’est pas banal mais ça ne semble pas artificiel. Les gens du comité de direction Cittaslow étaient venus faire un tour du village. On les avait emmenés voir la place du marché où trône le manège, le boulodrome en terre battue devant l’église, les petites ruelles pavées et la cité artisanale. Ils avaient discuté budget - autour d’un festin, évidemment. Et ils avaient conclu que Loix était dans les clous. Le tampon « ville lente » est apposé depuis. Pourtant, tous les Loidais ne le savent pas. Lola en a fait la découverte il y a seulement quelques mois. Éric, le boulanger, s’étonne que sa salade éponyme n’ait pas plus de succès : il y a toujours autant de touristes et de secondaires pour lui demander ce que ça veut dire, « Cittaslow ». Mais les locaux continuent à se vanter de ne pas faire les choses comme les autres, qu’ils connaissent ou non l’existence du label. Le village est fier d’avoir toujours refusé le suffixe « en-Ré », qui ponctue la plupart des noms des communes de l’île. Gaspard, le nouveau compagnon de Lola, l’appelle « le dernier village gaulois ». 

 

La Presqu’île

 

Lola et Gaspard se sont rencontrés le soir du 15 août au bar du village, La Presqu’île. Lola allait mieux malgré des retours forcés à Paris dans le courant de l’été. Un peu pour le boulot et surtout pour une opération chirurgicale. La tempête était passée. Cette vie loidaise au ralenti avait freiné la course folle de ses idées. Toutefois, elle continuait à expurger ses maux selon la méthode qui avait fait ses preuves jusqu’ici : boire des coups, fumer des cigarettes, rire avec les copains. Gaspard, lui, était attablé avec sa famille et les amis de son grand frère, parti comme un éclair durant le confinement, terrassé par une crise cardiaque à 39 ans. Ils s’étaient réunis dans la maison familiale de Loix, venus de la France et de sa Belgique natale, pour lui rendre hommage, ce qu’il n’avait pu accomplir plus tôt en raison des restrictions sanitaires. Après la cérémonie, une partie de l’assemblée avait investi la terrasse de La Presqu’île pour atténuer la pesanteur de cette soirée, belle et triste. Gaspard allumait les clopes au moyen de la fraise de la précédente, plaisantait avec tenue, passant une main dans ses cheveux or pour remettre en place sa mèche ; il contait des souvenirs en parlant fort de sa voix légèrement enrouée, laissant parfois entrevoir un fin rideau de larmes couvrir ses yeux bleus. Lola et Gaspard se connaissaient de loin. Dans les petits villages, tout le monde connaît tout le monde. Ils n’avaient pourtant jamais vraiment sympathisé malgré leurs nombreux amis en commun. Ce soir-là, ils sont tombés dans les bras l’un de l’autre comme le font deux personnes dans un bar avant le dernier coup de cloche ; déambulant, agitant leurs corps désarticulés débordant d’ivresse et de grâce, cherchant le regard rassurant des autres, la tête pleine de rêves et d’envie. Et ils se sont bien trouvés, dans leur chagrin. Ce soir-là, un nouveau chapitre de la vie de Lola a commencé.

 

La boussole qui pointait vers l’ouest

 
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Retour à Paris, à cinq cents kilomètres des roses trémières. Amarrée de nouveau au-dessus des bistrots et des cafés littéraires du côté de Pyrénées, Lola regarde les tirages d’illustrations qui décorent le couloir de son entrée, peignant à l’aquarelle les venelles fleuries de l’Île de Ré. Elle s’attarde devant avec un sentiment inhabituel. Le plus souvent, elle est étreinte par la nostalgie de l’été précédent, ou alors par l’attente du suivant. Là, elle se sent libérée par l’espoir de s’y installer ; par une intention si ferme qu’elle distend les bords des dessins et élargit leur champ, pénétrant ses poumons d’une énergie galvanisante. Le printemps est passé comme une tornade, éparpillant ses idées au quatre coins de sa tête. L’été, un peu plus calme, en dépit de son opération chirurgicale et des soirées, a quand même remis un peu d’ordre. Il a en tout cas donné un nouveau cap. Il est maintenant permis de porter un regard réaliste sur ces derniers mois de tourments. De se placer comme témoin de ses propres actions, d’en dresser le bilan et de se tourner vers l’avenir. L’avenir, ce n’est pas Paris. Le cap, c’est Loix.

L’idylle avec Gaspard a passé l’obstacle de la rentrée de septembre et s’est étirée naturellement jusqu’à l’automne, malgré la distance. Gaspard est toujours bloqué à Bruxelles où il boucle quelques chantiers, mais de nombreux allers-retours et des coups de fil quotidiens ont consolidé les liens. Ils sont amoureux et ils ont décidé d’aller vivre ensemble à Loix. Cela fait déjà quelque temps que la boussole de Lola pointe vers l’ouest. Quand elle était en train d’acheter son appartement parisien place Henri-Krasucki il y a deux ans, elle s'était dit que si elle trouvait le moyen de s’installer sur son île elle pourrait toujours le louer, son nouvel appart’. Le bouillonnement des derniers mois a précipité cette envie. La détermination de Gaspard à quitter la Belgique a également pesé dans la balance. Le départ de son frère l’a amené à revoir ses priorités. Qu’est-ce qui ferait son bonheur ? À 35 ans, il demande du calme, de l’espace et de l’air pour réorganiser ses pensées. Penser à peu de choses, en fait. Bosser, pêcher, se balader, boire des verres avec les copains. Des choses un peu niaises, évidemment, mais vraiment désirables quand le ciel gris de Bruxelles est bas. Alors le projet est en train de se concrétiser : Lola a pris un crédit pour acheter une maison à Loix. Gaspard s’occupe des travaux puisqu’il est entrepreneur dans le bâtiment. Ça lui fait du travail et pour Lola c’est un entrepreneur à prix de petit ami. Il ne pouvait décidément pas mieux tomber celui-là. 

 

Le dehors après le dedans

 

Lola et Gaspard ne se lancent pas dans une fuite impulsive du système comme le font aujourd’hui de nombreux urbains, pressés par un sentiment de ras-le-bol. Ils ne font pas partie des néoruraux à la recherche d’un rythme accordé à la nature. Ce n’est pas le fantasme de vivre de leur terre nourricière qui les anime. Lola rêve pourtant comme eux de retrouver « le pays natal après les banlieues ; la maison après l’appartement ; le dehors après le dedans ; la lenteur et les saisons, le risque libre après la sécurité dépendante, le silence... » Cette quête de légèreté décrite par le journaliste Jean-Claude Guillebaud dans Le Monde* en 1974 est toujours aussi palpable près de cinquante ans plus tard chez les citadins qui veulent déménager loin des grandes villes. Mais Lola se distingue de ce « personnage bien connu » que dépeint Guillebaud et des marginaux du XXIe siècle qui idéalisent le retour à la terre. Lola ne rêve pas de bêche et de fourche mais de mobilité. Du luxe de pouvoir poursuivre sa vie professionnelle parisienne ailleurs qu’à Paris. Elle ne souhaite pas à tout prix changer de métier, s’échapper d’un emploi qui ne fait pas sens et ne donne pas une raison d’être. Ces bullshit jobs, comme on les appelle.

Car Lola adore son job. Elle l’a dégoté un peu par miracle il y a deux ans et demi, à un moment où elle allait mal. C’était juste après la mort de ses grands-parents, quand elle ne quittait ni son pyjama ni sa télé. Son diplôme en poche, elle avait envoyé une centaine de candidatures restées sans retour. Puis son meilleur ami, Loris, lui avait présenté Suzanne, graphiste dans une grande maison de haute couture. C’était chez lui, à Paris, lors d’un apéro. Lola et Suzanne avaient longuement échangé et il était convenu que Suzanne reviendrait vers Lola après réception de son CV. Mais Lola n’avait pas eu de nouvelle. Jusqu’à ce que, six mois plus tard, son portable affiche un numéro inconnu, un mardi après-midi.
« Bonjour, Camille F., je travaille aux ressources humaines de la société. Nous recherchons un freelance pour une mission de post-production, Suzanne m’a transmis votre CV. » Après un temps d’hésitation, Lola se souvint de Suzanne. S’en était suivie une conversation lunaire où Camille F. et Lola avaient parlé de tout sauf de boulot.

« Présentez-vous.

- Alors, je parle anglais, mais je ne suis pas bilingue. Et je n’ai jamais fait de post-production…

- Bon, vous avez le mérite d’être honnête. Une expérience à me raconter ?

- Hum, j’ai un parcours atypique.
- J’adore les parcours atypiques ! Si je vous donne un meuble IKEA, vous savez le monter ?

- Si ce n’est pas écrit en suédois, oui. »


Elles rirent et c’était déjà pratiquement dans la poche quand Lola finit par rencontrer Camille lors d’un entretien à peine plus formel dans les bureaux de la maison. Après une longue discussion, Camille raccompagna Lola en lui expliquant qu’elle ne pouvait pas lui donner de réponse définitive tant qu’elle n’avait pas rencontré tous les candidats. Elles prirent place dans l’ascenseur et, sur un coup de tête, Camille appuya sur le 4 au lieu d’appuyer sur le rez-de-chaussée. « Vous savez quoi ? Je le sens bien, on va faire les papiers tout de suite ! » Les portes de l’ascenseur s'ouvrirent sur une petite femme blonde. C’était Suzanne qui s’apprêtait à monter. Lola était prise. 

 

Isolement d'automne

 

Le CDD de trois mois finit par se transformer en CDI. Lola aime cette maison, ses collègues et les tâches qu’on lui confie, mais elle juge que la présence obligatoire au bureau cinq jours par semaine est une politique d’un autre temps. Pourquoi se taper quarante-cinq minutes de métro matin et soir aux heures de pointe alors qu’elle pourrait grappiller un temps précieux de sommeil en plus, prendre son café à son rythme et travailler en chemise de nuit ? Elle voudrait écrire ses mails à Loix devant sa baie vitrée et pouvoir de temps en temps jeter un coup d'œil dehors pour voir le soleil escalader les nuages et la rosée s’évanouir. Tout le monde peut le comprendre. Mais serait-elle aussi efficace ? Les deux confinements de l’année 2020 ont bien montré que dans son département on travaille très bien sans se voir, ou alors uniquement quand c’est vraiment nécessaire, par écrans interposés. Le deuxième épisode d’isolement, à l’automne, fut un test particulièrement réussi. 


Lola et Gaspard se sont confinés tous les deux dans la maison de la grand-mère avec Alfred, un chat roux qui vous grimpe sur le dos et ronronne dans votre cou. Gaspard partait tôt le matin pour se rendre sur les chantiers. Sa clope au bec, son mètre mesureur à la ceinture et son bonnet bleu enfoncé sur les oreilles jusqu’à sa barbe aux teintes rousses. Il passait chercher son nouvel associé dans la commune voisine de Sainte-Marie-de-Ré, un ami d’enfance qui lui a proposé des boulots dès qu’il a débarqué sur l’île. Les deux camarades roulaient à bord de la Jeep de bourg en bourg, parfois jusqu’à La Rochelle, pour inspecter l’état des travaux en cours ; incliner des niveaux à bulle, tirer des traits au crayon, naviguer sur les gravats entre les branchages, les poutres éventrées, la bétonnière, les bâches et les palettes. Lola restait fidèle à Alfred et pianotait sur son ordinateur du matin au soir. Parfois devant l’imposante cheminée qui contrôle le salon. Le plus souvent dans la chambre à l’étage, la seule pièce de la maison équipée d’un radiateur. La journée de travail s’achevait systématiquement par une promenade avec Gaspard le long de la digue. Le soir, on dînait tranquillement près du feu ou on recevait des voisins avec des tomates cerises et un verre de Trousse Chemise. La belle vie quoi.

 

Lettre d’amour au télétravail

 
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Lola est donc plus convaincue que jamais qu’elle travaille aussi bien à Loix qu’au bureau. Mais sa direction ne semble pas encore tout à fait certaine qu’il soit judicieux de laisser ses salariés libres de se rendre ou non au siège. Alors Lola mène la lutte, en secret, en mobilisant ses collègues. Elle a contacté anonymement son comité d’entreprise par mail pour faire entendre leur voix. Morceaux choisis : « Je me demande parfois ce qui me vaut deux heures de transports par jour pour venir au bureau. Quand je suis en télétravail, je suis devant mon ordi avant même de m’habiller et parfois pendant le déjeuner. Je me mets en marche plus rapidement et suis plus concentrée qu’après une course contre la montre matinale où j’ai perdu un litre d’eau dans le métro. » Plus bas, le ton devient menaçant : « Cela me déchirerait le cœur de devoir me séparer de cette sublime maison parce que sa politique ne va pas avec son temps et qu’elle ne s’ancre pas dans la révolution à venir. » Comprendre « la révolution du télétravail ». 


Lola l’imagine comme un tournant dans l’organisation de la vie en société. Elle mène les négociations pour elle-même, d’abord, car c’est quand même chouette de bosser depuis chez soi au bord de la mer. Mais aussi parce qu’elle voit dans la généralisation du télétravail une solution aux problèmes de notre temps. Si les petites fourmis du « boom du digital » pouvaient travailler depuis chez elles, il y a fort à parier qu’elles arrêteraient de s’agglutiner sur les grandes villes. À l’évidence, toutes n’auraient pas, comme Lola, le privilège de vivre entre un confortable appartement parisien et une île aussi cossue. Elles s’éparpilleraient un peu partout en France, repeuplant les campagnes abandonnées, dynamisant des régions désolées, loin de la pollution des métropoles trop denses. Au-delà des effets positifs sur la santé physique et mentale, l’immobilier reprendrait un cours raisonnable. Pour les travailleurs manuels qui ne peuvent suivre la voie de l’exode, le champ serait libre : ils pourraient quitter les périphéries sinistres et se rapprocher du centre, où les prix seraient plus abordables. Tout irait alors pour le mieux dans le meilleur des mondes, n’est-ce pas ? On ne serait pas pour autant privés du contact humain ou de l’émulation du collectif. Car ce que demande Lola, c’est trois jours de télétravail par semaine pour deux jours de « présentiel », comme on dit. On aurait encore le temps de faire des réunions autour d’une table et de se raconter ses weekends à la pause café. Cinq jours à Loix, deux jours à Paris, la vie serait douce. Lola est même sûre qu’elle se mettrait à apprécier Paris. Elle louerait son appartement et passerait ces deux nuits hebdomadaires chez sa mère. C’est toujours agréable, même à trente ans, de se servir dans un frigo que l’on n’a pas rempli soi-même. Elle aussi s’occuperait de sa mère en retour. À l’italienne. Puis elle fendrait à nouveau les vallées à toute allure dans son TGV pour rejoindre Gaspard au coin du feu.

En attendant que la situation épidémique s’apaise et que les choses reprennent leur cours, Lola travaille encore depuis son appartement place Henri-Krasucki. Son rendement reste inchangé, alors ça la conforte dans ses idées. Elle continue à militer par échange de mails, enfoncée dans son canapé, là d’où sont parties la dispute fondatrice et ses velléités de départ. À la cave, le sac d’Arthur n’a pas bougé.


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