L’eau chaleureuse du bain-douche

Écrit par Gabriel Bertrand, illustré par Lucien Gurbert

C’est un lieu d’hygiène, d’hospitalité, de solidarité, de sollicitude. La diversité d’âges, d’origines, de langues et de modes de vie y est frappante ; on y trouve des sans-abris, des migrants, des précaires, des déclassés, des retraités, des étudiants, des économes... Le bain-douche parisien est un miroir de la pauvreté parisienne.

 
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Henri Salvador

 

C’est une triste matinée d’octobre pluvieuse : sombre et froide, elle nous indique que l’été est parti réchauffer un autre hémisphère. Il fait encore nuit. Rue de Charenton, Paris douze. Entre un salon de beauté multi-ethnique et un magasin d’informatique, une porte en fer discrète, ouverte. Au mur, un panneau bleu. Sur le panneau est inscrit : « Bains-douches Charenton ». Sous le panneau, un homme sans âge ni chaussures souffle la fumée de son joint sur son café vaporeux. L’élastique de son masque « au repos », c’est-à-dire sur son menton, chiffonne son oreille. Sa tente n’est pas loin. Il ressemble à Henri Salvador. 

L’homme est trempé : ses pieds nus nagent dans l’eau du trottoir. Sous sa veste, une serviette roulée en boule ; dans sa poche, un fragment de savon. Henri Salvador éteint son mégot du bout des doigts, le range dans son paquet de cigarettes déchiré, pose le gobelet de son café à terre et passe la porte.  

Il traverse la cour sans regarder la splendide devanture de briques rouges. Il franchit la seconde porte, beaucoup moins discrète, sans jeter un œil aux détails : les motifs Art déco, le navire parisien, les lettres imbriquées l’une dans l’autre, deux fois : RF, République Française, et VP, Ville de Paris. Henri Salvador entre dans le bâtiment aux murs intérieurs immaculés d’un blanc d’hôpital peu hospitalier dans lequel s’épanouissent des plantes exotiques. Il tombe sur un agent de la mairie qui le hèle : 

« Jeune homme, c’est pour la douche ? Suivez-moi. »

Les voilà dans une longue pièce tout en carrelage : de chaque côté, une vingtaine de portes en bois défraîchi sur lesquelles sont accrochés des carrés d’ardoise. Il fait chaud, la radio est allumée : il y a du Nostalgie dans l’air. L’agent ouvre une cabine en disant : 

« C’est vingt minutes, chef. »

L’intérieur est dépouillé : un rebord pour s’asseoir, un crochet, un bouton, un pommeau. 

Henri Salvador s’engouffre, l’agent referme la porte.
Sur l’ardoise, il gribouille à la craie : 7 h 50. 

 

Les agents

 

L’agent s’appelle Rodrigo*. C’est un ours de cinquante ans avec une longue barbe ininterrompue qui commence sur ses paluches et qui continue sur ses bras, pour s’arrêter on ne sait où. Un poil portugais, il est bedonnant, grisonnant, édenté : mais ses petits yeux noirs ont une brillance espiègle qui rappelle ceux d’un enfant. Il appelle les jeunes « m’sieur » et les vieillards « jeune homme ». Rodrigo travaille au « BD Charenton » depuis trois ans. L’après-midi, il est fraiseur au noir, pour arrondir. 

Aujourd’hui, il est de service avec Toussaint, un ancien. À Charenton depuis trente-cinq ans, à une pige de la retraite ! Tout le monde connaît cet Antillais qui roule les R. Les habitués aiment l’imiter quand il fait : « J’adore bricoler ; mon beau-père était carreleur ». Il dit toujours « sans vous couper » lorsqu’il vous coupe la parole. L’après-midi, il « bricole ». 

Mais c’est encore le matin et l’heure n’est pas aux loisirs. Les deux agents, vêtus d’un pantalon de service bleu et du T-Shirt blanc de la Mairie de Paris, assurent l’accueil des usagers de sept heures et demie à midi.  C’est autour de huit heures qu’ils  affluent.

Une jeune femme, longiligne, étudiante peut-être, précaire sûrement, arrive d’un pas pressé, le regard dans ses pieds. Le visage de Rodrigo s’illumine alors qu’il crie joyeusement : 

« Bonjour Caroline !
- Non, toujours pas ! répond-t-elle dans un sourire.
- Merde ! Tous les jours, j’en essaie un nouveau ! »

Toussaint le rectifie : 

«  Avant-hier, tu avais déjà essayé Caroline, hein ! »

Ils ne l’accompagnent pas, elle connaît le chemin. 

Beaucoup  passent comme des ombres, sans salutations ni remerciements, et repartent affronter la pluie, la tête basse et les cheveux propres, en traînant des pieds. 

Il y a des drogués, des semblants d’hommes et de femmes, mutilés, éperdus. Parfois violents, souvent hagards. 

Un homme tire une femme par la manche. Leurs vêtements sont rêches de saleté ; tous deux ont les mains convulsées, les veines saillantes et la bouche crispée. 

« Allez crasseuse, va te laver ! », dit l’homme, une bulle d’écume à la commissure des lèvres.

« J’veux pas ! J’ai pas besoin, j‘suis pas sale ! », marmonne-t-elle farouchement.

La voilà qui se sauve comme un chat de gouttière. Il la regarde s’enfuir, se tourne vers Rodrigo et promet en souriant, un doigt levé : 

« Si elle a des poux, je la défonce.
- Oui, oui… répond l’agent.
- Je vais la taper… »

Puis, après un temps :

« Allez, bonne journée ! »

Et le camé va prendre sa douche en titubant.

À sa suite arrivent deux petites vieilles courbées par le poids des années. Mère et fille, l’une supporte l’autre. Au ralenti, elles se dirigent, en habituées, vers l’une des deux cabines pour personnes à mobilité réduite.

Toussaint, qui les a vues arriver, a déjà déverrouillé la porte et vient soutenir le bras de l’ancêtre. Elles entrent dans la cabine. Aussitôt la fille ressort et, sans rien dire, tend une tablette de chocolat à Toussaint qui, sans un mot non plus, la glisse dans sa poche. 

Elles habitent le quartier ; la mère a les jambes qui fatiguent ; elle doit se doucher assise. Mais dans sa minuscule salle de bains, elle a peur de tomber : alors, une fois par semaine, sa fille l’accompagne au BD. Si Toussaint ne leur parle pas, c’est qu’il veut économiser les forces de la nonagénaire. Il ne faut pas retarder la caravane.

L’agent s’en va taper à la porte de la cabine d’en face. À l’intérieur, Christophe, un familier. Il a un pacemaker, et c’est pour cela que Toussaint tape à la porte toutes les dix minutes, pour voir si tout va bien. Il entend le vieux fredonner : tout va bien. Trois portes plus loin, l’ardoise est marquée d’une croix. À l’intérieur, une vieille Roumaine lave discrètement son linge, ce qui est interdit. La croix sur la porte signifie : « laissons-la tranquille ». Aux Bains-douches Charenton, la règle est émaillée d’exceptions. 

 
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Les habitués

 

Le lieu est resté ouvert pendant tout le confinement. Aujourd’hui, le protocole sanitaire a mangé la place. Des plots délimitent l’espace autorisé et condamnent la moitié du vestibule : plus d’accès au sèche-cheveux, aux bancs de bois, au grand miroir. Malgré les recommandations de la mairie, qui veut éviter que les usagers ne « stagnent », on remarque bien quelques entorses. Il y a dans un coin un vieillard assis, enraciné presque, qui sèche tranquillement en goûtant au petit matin. Il y a ces habitués, bavards comme tout qui, tous les jours, restent jusqu’à la fermeture. Sylvain est l’un d’entre eux. 

Il perd des cheveux et gagne du ventre : Sylvain a cinquante ans ou presque. Il porte toujours le même polo bleu, et dans son sac à dos, ses papiers : assurance maladie,  passeport, CAF. Il ne coupe jamais la parole aux autres, ne contredit personne, si ce n’est lui-même. Lorsqu’il s’exprime, ses yeux s’enfuient ; rarement, ils passent par ceux de son interlocuteur. 

Sylvain touche cinq cent cinquante euros du RSA et perçoit une aide de la mairie ; on le soupçonne aussi de tendre la main, à l’occasion. Il connaît tous les menus de l’Armée du Salut et des Restos du Cœur. Cela fait plusieurs années qu’il squatte un local d’immeuble dans le 15ème, avec l’accord du gardien et des locataires. Une condition : libérer l’espace avant six heures trente, ne pas rentrer avant vingt heures. Alors, pour s’occuper, il va au bain-douche le matin et fait du lèche-vitrine sur les Champs-Élysées l’après-midi. 

« Une copine ? J’avais. Mais… Trop cher ! Les restos, le shopping…. Moi, j’achète pas, je regarde ! » Cette torpeur lui convient. 

Tous les jours, il achète un ticket Cash. Il attend 11 heures pour le gratter ; alors, les agents se massent derrière lui. C’est un grand moment. Consciencieusement, il gratte, ne laissant aucun grain. Les chiffres se dévoilent. Les souffles sont retenus. 

« T’as pris cinq euros !
- Non, vingt euros !
- Ah oui, tu crois ?
- T’as pris vingt euros, mon grand !
- C’est vrai ?
- Bah oui ! vingt ici et vingt là, ça fait vingt balles !
- T’as du cul ! Allez, va chercher ton oseille, petit veinard ! »

Et Sylvain va chercher son oseille, guilleret. 


Au noyau d’habitués s’ajoutent ceux que la crise sanitaire a précarisés. Celui que les agents surnomment « le jeune », parce qu’il a des longs cheveux fins et une belle peau toute lisse malgré ses quarante ans, est organisateur de spectacles. Il dit tout le temps : « c’est moi qui vous le dit ». « Les vaches sont maigres », répète-t-il souvent. « Le pire s’en vient, c’est moi qui vous le dit », ajoute-t-il aussi. S’il reste aussi longtemps sous la douche, c’est parce qu’il aime prendre le temps de laver ses longs cheveux. S’il revient tous les deux jours, c’est pour réduire sa facture d’eau. C’est lui qui le dit.

 
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La bagagerie

 

La structure des Bains-douches Charenton se distingue des autres parce qu’elle propose deux services sociaux supplémentaires qui ne dépendent pas de la Ville de Paris : la Bagagerie 188, association bénévole, et l’accueil exclusivement réservé aux femmes, organisé par le Samu Social. Évoquons d’abord la Bagagerie. 

À l’étage du bâtiment, il y a vingt cabines de douche supplémentaires, ainsi qu’un local contenant quatre-vingt-dix casiers, ce qui fait de cette bagagerie la plus grande de Paris. Un suivi social est nécessaire pour pouvoir profiter de ce service. En cette matinée d’octobre, Christiane et Michèle, deux retraitées bénévoles, aimables et courageuses, accueillent des gens « dans la galère », selon l’expression du coin.

Christiane a les cheveux rouges, le visage batracien. Elle a du mal à garder son masque sur le nez, car ses lunettes s’embuent rapidement. Michèle n’a pas de teinture ; son œil droit est gris comme ses cheveux et ne bouge plus. 

Quelqu’un arrive. Un jeune : vingt ans. Beau comme tout : visage sculpté, dents éclatantes, silhouette d’athlète. Sur sa joue, une longue cicatrice : celle que l’on gratifie aux membres de l’ethnie ivoirienne Gouro lorsqu’ils deviennent adultes. Il s’appelle Dieudonné, et c’est encore un enfant. Il est en France depuis quatre mois, en Europe depuis quatre ans. Il parle ou baragouine le français, le hollandais, l’espagnol, l’italien et le gouro.


« Bonjour mesdames et mesdames ! », fait-il joyeusement en tendant une large main amicale vers Michèle. Son masque est au repos. 

« Et alors, les gestes ? », gronde gentiment la bénévole. « On ne se serre pas la main, voyons ! Et le savon ? Et le masque ? Enfin !? »

« Oh Seigneur Jésus-Christ de Nazareth ! Pardon ! »

Une fois le gel étalé sur ses mains, Dieudonné demande sans gêne : 

« Madame, vous avez quoi à l’œil ? »

Michèle prend la couleur d’une tomate mûre. Elle balbutie : 

« Ooh... Faut pas demander ça voyons… Ça ne se fait pas… »

Puis plus bas, comme pour s’excuser : 

« Avec les autres lunettes, ça ne se voit pas, normalement… Euh, bon, allez, la date du jour ! »

Les formalités sont faites, Dieudonné peut accéder à son casier. Michèle reste derrière lui et rouspète pour de faux :

« Est-ce qu’on laisse une serviette mouillé roulée en boule, comme ça ? Non mais ?! Voyons ?!
- Oh Seigneur Jésus-Christ de Nazareth ! Pardon !
- Et arrête d’éparpiller tes affaires partout comme ça, tu n’es pas tout seul !
- Oui c’est vrai, ezactement. »

Au sol, des sacs en plastique remplis de vêtements, une pochette de documents, deux téléphones portables cassés, un sac de sport, deux protège-tibias dépareillés, des crampons de foot. Dieudonné renifle ses T-shirts un par un et, selon l’expertise, les remet dans son casier ou dans son sac à dos. 

« C’est bon jeune homme, on referme le casier ?
- Ezactement.
- Vous allez vous doucher ?
- Ezactement.
- Vous voulez du shampoing, du savon ?
- Oh, oui ! Ezactement.
- Vous dormez où ce soir ? »

Cette fois, c’est Dieudonné qui se trouble. Il ne dira pas que, s’il n’y a pas de place au centre d’accueil pour sans-abris de la Villette, il dormira dehors. 

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Le Samu social

 

Tous les après-midis, une fois les douches nettoyées et les agents partis, une atmosphère plus feutrée prend place au BD Charenton. On a installé dans le vestibule des tables basses et des fauteuils mais, la faute au coronavirus, il n’y a plus de coussins. Une musique douce remplace Nostalgie. Dans des cartons, à disposition, des vêtements, du dentifrice, du gel intime, du parfum… Ce lieu d’hygiène et de soin du Samu Social est consacré aux femmes errantes. Il y en a à la rue depuis quinze jours, d’autres depuis quinze ans. Il y a des femmes qui s’en sont sorties, c’est-à-dire qu’elles ne dorment plus dehors, mais qui reviennent quand même. Ici, elles peuvent solliciter gratuitement les services d’une assistante sociale, d’une psychologue, d’une avocate, d’une gynécologue, d’une podologue ou d’une infirmière. Les animatrices organisent des sorties ciné et musée ; quand les usagères ne s’endorment pas sur les fauteuils, épuisées par une nuit dehors, elles font des karaokés, des blind-tests ou tout autre jeu sans contact. « Un lieu cocon », décrit l’une. « Un petit oasis », ajoute l’autre. 

On vient comme on veut, autant que l’on veut ; certaines, méfiantes, se font appeler chaque fois par un différent prénom. Jusqu’à, un jour, faire confiance et dire le vrai. 

 

Il ne reste qu’un seul bain-douche à Lyon, aucun à Marseille et dix-sept à Paris. En 2000, la mairie de la capitale établit leur gratuité. Lors de la dernière estimation, il y a cinq ans, on comptait un million de visites par an, réparties sur cinq cents cabines. Selon une enquête publiée en 2019, réalisée à Paris et en sept langues, par l’Institut national d’études démographiques, 10 % seulement des usagers des bains-douches parisiens sont des femmes, 54 % des usagers sont sans emploi, 35 % sont sans logement et 43 % déclarent ne pas vivre seuls. On remarque des conditions d’habitat dégradées : 67 % n’ont pas de douche et 38 % n’ont pas de lavabo sur leur lieu d’habitation. Enfin, seuls 9 % des enquêtés déclarent avoir déjà éprouvé un sentiment d’insécurité aux bains-douches.

Le rapport, qui alerte sur la montée d’une précarité hydrique et sanitaire, décrit la population des bains-douches comme « globalement démunie et fortement hétérogène » ; ainsi, la population du bain-douche du Boulevard Ney (18ème) accueille principalement des migrants récemment arrivés en France, lorsque le bain-douche de Charenton (12ème) accueille plutôt des sans-abris et des habitués. À Charenton, il y aurait environ 6000 douches par mois. 

Louis Vendel & Manor Askenazi

C’est Silain Pèle.

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